Sur le thème : « Dominations et émancipations à l’épreuve de la frontière animal/humain »
Sous la direction d’Émilie Dardenne et de Réjane Sénac
Émilie Dardenne et Réjane Sénac
Avant-propos (p. 15-26)
Philippe Le Doze
« Derrière l’humain, la bête : porosité d’une frontière durant l’Antiquité gréco-romaine » (p. 31-75)
Résumé : Grecs et Romains ont développé, durant l’Antiquité classique, une vision patrimoniale de la nature et du vivant, arguant d’une supériorité ontologique des humains sur les autres espèces et d’une téléologie spéciste. Une frontière intangible semble, de fait, avoir été tôt dressée. Ce discours dominant tend à faire oublier la persistance dans l’esprit des Anciens d’une porosité entre les humains et les animaux : la conscience d’une parenté profonde avec les autres animaux a, en définitive, été difficile à effacer totalement. Perceptible à travers une conception de l’âme originale, elle a eu des conséquences jusque dans la définition de l’humanité et le regard posé sur les individus et certaines catégories d’humains, les enfants et les barbares, notamment. Cette porosité avait des racines anciennes dont la Grèce archaïque donne quelques indices. L’enquête suggère que la césure avec les autres espèces a relevé d’un choix, dont l’Occident demeure l’héritier, et que ce qui n’a longtemps relevé que d’une distance a abouti à l’élaboration d’une frontière.
Mots-clefs : Antiquité, porosité, frontière, identité, similarité, animalité, humanité, âme.
Fabien Carrié
« Contre toute oppression. Analyse comparée des tentatives de décloisonnement des luttes d’émancipation humaine et de la cause animale » (p. 77-117)
Résumé : Cet article propose une analyse comparée de trois tentatives de décloisonnement des luttes d’émancipation humaine et de la cause animale et s’interroge sur les conditions de possibilité de ces formalisations intellectuelles initiées dans les pays de culture anglophone. Il commence par revenir sur les différentes configurations qui ont vu l’émergence de ces déclinaisons particulières du porte-parolat des animaux et sur les auteurs et penseurs qui les ont élaborées. La comparaison synchronique permet de montrer que ces acteurs occupent, au moment où ils formulent ces critiques syncrétiques, des positions dominées dans le champ intellectuel. Ces conceptions répondent donc toujours à un double enjeu : l’affirmation de positions hétérodoxes dans leurs champs d’appartenance et la pérennisation d’une entreprise de représentation hérétique au sein de l’espace de concurrence pour la prise de parole au nom des animaux.
Mots-clefs : Cause animale, histoire sociale des idées politiques, représentation politique, analyse des mouvements sociaux.
Émilie Dardenne
« De l’analogie à l’enchevêtrement : esclavisation humaine et exploitation animale » (p. 119-160)
Résumé : Cet article propose de revenir sur l’analogie entre esclavisation humaine, notamment dans sa forme étatsunienne, et exploitation animale. Il partira d’une relecture de The Dreaded Comparison. Human and Animal Slavery, de Marjorie Spiegel (1988), et l’enrichira d’études plus tardives sur des questions similaires.
L’article interroge l’analogie établie entre la mise en esclavage humain et l’exploitation animale permet de penser des logiques de domination communes, et les idéologies qui les sous-tendent. Les questions qui guideront l’étude seront les suivantes : au-delà de leur étymologie, quel lien peut-on établir entre domestication et domination ? L’épistémologie de l’enchevêtrement est-elle plus appropriée que celle de l’analogie pour penser le lien entre esclavisation humaine et exploitation animale ? Enfin, l’abolition de l’esclavage (dans sa forme étatsunienne) permet-elle d’envisager un horizon possible d’émancipation pour les animaux non humains ?
Mots-clefs : Esclavisation, esclavage, exploitation animale, domination, domestication, idéologie, États-Unis.
Sam Ducourant et Phœbé Mendes
« Pour une approche matérialiste des rapports anthropozoologiques » (p. 163-200)
Résumé : Contrairement aux rapports humains/animaux, les rapports sociaux de genre et de race sont régulièrement étudiés à travers une approche matérialiste. Or, celle-ci permet de penser le continuum des dominations au-delà̀ de l’analogie qui, elle, échoue à expliquer la relation entre ces termes (Maurizi, 2021et Wadiwel, 2023). Partant du fait que ni le concept d’espèce, pensé à l’aune de l’isolement reproducteur ou de la similitude des traits (De Queiroz, 2007), ni la notion plus générale de catégorie socio-économique (Noske, 1989 et Nibert, 2002) ne permettent de rendre compte de manière satisfaisante des rapports d’exploitation entre humains et animaux, cet article propose de les appréhender en les réinscrivant dans les rapports matériels de production, en se servant des outils théoriques forgés par Marx et Engels. Il s’agira de montrer que les dichotomies (entre humains et animaux, mais aussi entre animaux « d’élevage », « de compagnie », etc.) ont été́ constituées et modifiées en interaction avec les systèmes de productions animales. Nous montrerons également comment la mise en place de « races productives » (comme les « poules pondeuses » ou les « poulets de chair »), et plus généralement les appellations en fonction de l’utilisation des espèces, participent au renforcement et à la naturalisation des traitements différenciés.
Mots clefs : Matérialisme, marxisme, exploitation, rapports humain/ animal, espèces.
Dinesh Wadiwel
« La moissonneuse à poulets : travail animal, résistance et temps de production » (p. 201-237)
Résumé : Les nouvelles perspectives sur le travail animal mettent en évidence le rôle des non-humains dans la création de valeur. Cependant, parmi ces analyses, peu explorent le rôle de la résistance dans la définition du travail animal et la structure de cette activité au sein des chaînes de valeur. Dans cet essai, j’explore la relation entre le travail animal en régime capitaliste, sa relation avec la résistance et le potentiel offert par la réflexion sur la résistance au temps capitaliste. J’examine d’abord le travail animal, en me concentrant plus particulièrement sur les animaux destinés à l’alimentation, et tente de dénouer la complexité de leur place structurelle au sein des systèmes de valeur capitalistes. J’analyse ensuite l’antagonisme spécifique qui façonne le travail des animaux destinés à l’alimentation, où les animaux affrontent les humain·es, et de plus en plus les machines, dans des relations d’hostilité. Mon objectif est de mettre au jour la façon dont la résistance est liée à la position structurelle des animaux destinés à l’alimentation en tant que sujets travailleurs. Le perfectionnement des technologies de domination et leur réponse aux résistances « sauvages » des animaux visent à synchroniser le temps de travail animal avec les rythmes des processus productifs. Cette perspective met en lumière la politique du temps associée à la subordination des animaux au capital, mais elle est à relier aussi, possiblement, au fait d’imaginer une vie utopique des animaux en dehors de ce temps.
Mots-clefs : Animaux, travail, résistance, Marx, capitalisme.
Tom Bry-Chevalier
« Une frontière aux contours flous : animalité, handicap et humanité » (p. 241-307)
Résumé : En s’appuyant sur les travaux publiés en études du handicap et en éthique animale, cet article propose une analyse critique de la convergence des luttes anticapacitiste et antispéciste. Nous nous intéressons dans un premier temps aux similarités de ces mouvements au niveau de leur cadre théorique, mais aussi dans leur manière de lutter pour la justice. Nous soulignons notamment le rôle essentiel des alliés, la condamnation de la hiérarchisation morale des individus en vertu de leur contribution sociale et de leurs capacités physiques et cognitives, ainsi que la nécessité de prendre en compte l’hétérogénéité des expériences au sein d’un même groupe social. La mise en commun de ces luttes ne va pas de soi et elle a pu susciter des réticences de la part de personnes en situation de handicap, notamment à l’idée d’associer handicap et animalité alors que l’animalisation est un processus déshumanisant encore à l’oeuvre dans les discriminations capacitistes. Nous soutenons toutefois que le dépassement de la frontière humanité/animalité offre une meilleure fondation conceptuelle pour défier ces dominations aux racines communes. Cette mise en commun nous semble particulièrement nécessaire, car la frontière qui sépare les humains des animaux non humains participe de la même logique de distinction et d’infériorisation qui permet de déshumaniser socialement et symboliquement certains groupes, bien qu’étant biologiquement humains. Il s’agit alors de critiquer la frontière qui sépare les humains des animaux, en soulignant qu’elle est moins ontologique ou biologique que normative, morale et politique. Nous montrons cela en argumentant que cette frontière repose en grande partie sur un appel à la « Nature » et sur la valorisation philosophique de l’autonomie rationnelle au détriment de la vulnérabilité.
Mots-clefs : Études du handicap, études animales, capacitisme, spécisme, justice sociale, vulnérabilité, intersectionnalité.
Bruno Frère et Véronique Servais
« Refaire monde en commun. Réflexions sur les conditions de possibilité d’une politique multi-espèce » (p. 309-361)
Résumé : Partant du constat que la dégradation des conditions de vie sur terre par le capitalisme a fait saillir l’interdépendance entre animaux humains et non humains, nous voudrions poser la question des résistances collectives multispécifiques. Reconnaître les animaux comme des camarades de lutte implique de réfléchir de prime abord aux conditions de la construction d’un discours politique multi-espèce « commun ». Nous nous y essayons ici en redessinant, à partir de la phénoménologie de Merleau-Ponty, les coordonnées de la chair mondaine qui nous est commune avec le vivant en général et les animaux en particulier. Nous nous interrogeons ensuite sur la nature même de ce que pourrait être une communication politique multispécifique. Il nous apparaît que celle-ci ne peut que commencer par des formes de conversation corporelles où l’expressivité, la coordination, l’empathie et l’hybridation émotionnelle produisent des formes de communication singulières.
Mots-clefs : Capitalocène, communication interspécifique générative, théories politiques et études animales, collectifs multispécifiques, phénoménologie charnelle, langage animal.
Hors thème
Acheton Altenor
« Jean-Jacques Dessalines et les défis économiques au lendemain de l’indépendance : une lecture néo-institutionnelle » (p. 365-421)
Résumé : Dans cet article, l’auteur propose, à partir d’une perspective interdisciplinaire, une nouvelle lecture des réponses de Jean-Jacques Dessalines aux défis économiques d’Haïti au lendemain de l’indépendance, en mettant l’accent sur le commerce extérieur. En effet, bien que la période du régime de Dessalines soit largement abordée dans les travaux sur l’histoire d’Haïti, ces derniers traitent partiellement de ses mesures économiques, généralement intégrées dans une histoire plus générale du pays. En outre, les réponses de Dessalines aux problèmes économiques – notamment celles relatives à la question agraire après l’indépendance – sont souvent interprétées en termes de conflits entre les Noirs et les Mulâtres ou de sa volonté de promouvoir la justice sociale en empêchant les anciens libres de s’approprier les terres des anciens colons. Partant de ce constat, l’auteur a opté pour une autre voie possible : celle des institutions au sens de Douglass C. North. Ce cadre théorique permet d’appréhender l’influence de l’héritage du passé sur la manière dont Dessalines concevait les problèmes socio-économiques auxquels il faisait face et les réponses qu’il y apportait. Cette étude offre, par exemple, une autre perspective sur le décret du 6 septembre 1805. Cependant, la démarche de l’auteur se veut exploratoire ; elle se veut aussi une invitation aux chercheurs en histoire socio-économique d’Haïti à explorer davantage la voie institutionnelle.
Mots-clefs : Jean-Jacques Dessalines, institutions, histoire économique d’Haïti, Douglass C. North, modèles mentaux, néoinstitutionnalisme, dépendance de sentier, commerce extérieur, interdisciplinarité, interdisciplinaire.
Compte-rendu de lecture
Émilie Michaud
The Right Not to Use the Internet: Concept, Contexts, Consequences, Dariusz Kloza, Elżbieta Kużelewska, Eva Lievens et Valerie Verdoodt (dir.), Routledge, coll. « Current Debates in European Integration », 2025, 276 p.
Comité scientifique
Allagnat, Malou, Université de Bretagne occidentale, Brest, France ; Amalric, Marion, Université de Tours, Tours, France ; Andrieu, Sarah, Université Côte d’Azur, Nice, France ; Armagnague-Roucher, Maïtena, Université de Genève, Genève, Suisse ; Bakshi, Sandeep, Université Paris Cité, Paris, France ; Balard, Frédéric, Université de Lorraine, Nancy, France ; Bastide, Loïs, Université de la Polynésie française, Outumaoro, Tahiti, Polynésie française ; Bayet, Brigitte, Université Paris Nanterre, Nanterre, France ; Bedoin, Diane, Université de Rouen Normandie, Mont-Saint-Aignan, France ; Betga-Djenkwé, Noël Lavallière, Université de Ngaoundéré, Ngaoundéré, Cameroun ; Blakley, Christopher, Morgan State University, Baltimore, États-Unis ; Blanc, Nathalie, Université de Paris, Paris, France ; Boutanquoi, Michel, Université Marie et Louis Pasteur, Besançon, France ; Brassier Rodrigues, Cécilia, Université Clermont Auvergne, Clermont-Ferrand, France ; Breteau, Clara, Université Paris 8, Paris, France ; Briffaut, Xavier, Université Paris Cité, Paris, France ; Burnay, Nathalie, Université de Namur, Namur, Belgique ; Chaudet, Béatrice, Nantes Université, Nantes, France ; Delory-Momberger, Christine, Université Sorbonne Paris Nord, Villetaneuse, France ; Doré, Émilie, École des hautes études en sciences sociales, Paris, France ; Fancello, Sandra, Institut des mondes africains, Aubervilliers, France ; Findeli, Alain, Université de Montréal, Montréal, Canada ; Gerbier, Laurent, Université de Tours, Tours, France ; Germaine, Marie-Anne, Université Paris Nanterre, Nanterre, France ; Guinard, Pauline, École normale supérieure – Paris Sciences et lettres, Paris, France ; Guyot, Sylvain, Université Bordeaux Montaigne, Pessac, France ; Hamus-Vallée, Réjane, Université Évry Paris-Saclay, Évry, France ; Hert, Philippe, Aix-Marseille Université, Marseille, France ; Hummel, Cornelia ; Université de Genève, Genève, Suisse ; Lambert, Roseline, chercheure indépendante, Montréal, Québec, Canada ; Laplace-Treyture, Danièle, Université de Pau, Pau, France ; Legrand, Marine, École nationale des ponts et chaussées, Champs sur Marne, France ; Lépine, Valérie, Université Paul-Valéry Montpellier 3, Montpellier, France ; Levrard, Sophie, Université catholique de l’Ouest, Angers, France ; Marzo, Pietro, Université TÉLUQ, Québec, Québec, Canada ; Meissonnier, Joël, Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA), Lille, France ; Metz, Claire, Université de Strasbourg, Strasbourg, France ; Mons, Isabelle, Université Sorbonne Paris Nord, Villetaneuse, France ; Morillon, Anne, Le Mans Université, Le Mans, France ; Mutter, Hélène, Université libre de Bruxelles, Bruxelles, Belgique ; Ouakrat, Alan, Université Sorbonne nouvelle, Paris, France ; Piazessi, Benedetta, École des hautes études en sciences sociales, Paris, France ; Proia-Lelouey, Nadine, Université de Caen Normandie, Caen, France ; Revol, Claire, Université Grenoble Alpes, Grenoble, France ; Roginsky, Sandrine, Université catholique de Louvain, Mons, Belgique ; Scheele, Judith, École des hautes études en sciences sociales, Paris, France ; Schirrer, Mary, Université de Lorraine, Nancy, France ; Thura, Mathias, Université de Strasbourg, Strasbourg, France ; Trépos, Jean-Yves, Université de Lorraine, Metz, France ; Vandevelde-Rougale, Agnès, Université Paris Cité, Paris, France ; Vincent, Stéphanie, Université Lumière Lyon 2, Lyon, France ; Yoro, Blé Marcel, Université Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire.