Sur le thème : « Dominations et émancipations à l’épreuve de la frontière animal/humain »
Sous la direction de
Émilie Dardenne, Kaoutar Harchi et Réjane Sénac
Selon les mots d’Armelle Le Bras-Chopard, « l’animal est […] saisi comme un manque par rapport à la plénitude humaine qui elle-même ne se sent pleine que par rapport au vide animal » (1). De là s’étirent les domaines de l’humanité et de l’animalité : le monde humain et le monde des autres animaux sont distincts. L’exploitation des autres animaux est alors fondée sur le postulat d’une supériorité humaine ontologique.
Ces dernières années, nous assistons à une montée en visibilité et en reconnaissance des mobilisations appelant à la prise en compte des intérêts de tous les êtres sentients. Après avoir été un « non-problème » (2), la question animale devient un objet légitime dans le débat public. En attestent la signature en 2022 de la Déclaration de Montréal qui proclame le caractère injuste de l’exploitation animale, ou l’apparition de partis politiques dédiés (l’Animal Welfare Party au Royaume-Uni en 2006, le Parti animaliste en France en 2016, DierAnimal en Belgique en 2018). Ces avancées en visibilité et en reconnaissance de la question animale signalent l’affaiblissement de l’évidence du référent humain à la faveur d’une considération plus marquée à l’endroit du vécu animal.
La critique de la frontière d’espèce qui l’accompagne s’inscrit dans un contexte socio-politique de remise en cause de la frontière de genre et de la frontière de race. Ainsi, antispécisme, antiracisme et féminisme sont portés par des contre-publics subalternes qui dessinent, selon les mots de la philosophe Nancy Fraser, « des arènes discursives parallèles dans lesquelles [ils] élaborent et diffusent des contre-discours » (3). Au sein de ces arènes, les contre-publics antispécistes, féministes et antiracistes interagissent continument à partir des conflits extérieurs qui les opposent aux institutions sociales normatives ainsi qu’à partir des articulations intérieures qu’ils opèrent.
Certains mouvements écoféministes font un lien substantiel entre le mouvement de libération animale et le mouvement féministe dans la dénonciation de l’exploitation et de l’accaparement des animaux non humains et des femmes par le capitalisme et le patriarcat, ce que la philosophe Carol J. Adams explicite en ces termes : « dans la mythologie de la culture patriarcale, la viande alimente la vigueur, on acquiert les attributs de la masculinité en se sustentant de ces nourritures masculines » (4). Les mouvements antiracistes, pour leur part, dénoncent l’animalisation de certains groupes humains par d’autres groupes humains, faisant ainsi écho à la pensée du philosophe Achille Mbembé qui considère que l’entreprise esclavagiste, coloniale et génocidaire se fonde sur « des dispositifs d’animalisation et de bestialisation de l’autre » (5).
A travers leurs pratiques de résistance, les contre-publics ne cessent de nouer des relations entre les régimes de pouvoir, et cela au point de chercher à faire valoir l’existence d’un continuum des dominations sociales allant des vécus des groupes non humains aux vécus des groupes humains.
Du point de vue théorique, nous observons que ce continuum n’est à ce jour que rarement pris en charge au sein du champ académique francophone. La raison, d’ordre structurel, tient à ce que le vaste domaine des sciences sociales, inscrit dans le « Grand Partage » entre Nature et Culture caractéristique de la modernité (6), se définit comme domaine des sciences humaines. Son intérêt se circonscrit, tendanciellement et majoritairement, au groupe humain.
Ainsi, bien que se donnant pour enjeu analytique et politique de mettre au jour les rapports de pouvoir, les études de genre et la théorie critique de la race saisies dans une perspective intersectionnelle, peinent à penser par-delà le cercle de la communauté humaine. Si les productions philosophiques, pour leur part, sont de celles qui ont porté au plus haut la critique du suprémacisme humain, nous remarquons que ce n’est que rarement qu’elles entrent en dialogue avec les philosophies féministes et celles de la colonialité. Le versant critique des études animales, résolument intersectionnel, interroge les paradigmes de la domination d’une manière non-hiérarchique. Les dualismes (humain/non humain, homme/femme, blanc/non blanc), sont appréhendés selon un même élan. Ainsi est favorisée une compréhension dynamique des relations anthropozoologiques (7).
Ces éléments, ne prétendant guère à l’exhaustivité, dessinent à grand trait un horizon contemporain de recherche partagé entre des approches anthropocentrées qui éludent l’expérience de la domination spéciste et des approches zoocentrées qui manquent l’expérience de la domination sexiste et raciale. A cet égard, les travaux de Sue Donaldson et Will Kymlicka (8) sont stimulants dans la mesure où ils invitent à penser et porter conjointement le dépassement des catégories de la domination ; et cela à la fois pour les individus humains assignés à la presque-humanité, et pour les individus animaux non humains, définis comme sous-humains (9). Will Kymlicka invite à interroger les limites des mobilisations de gauche qui considèrent l’émancipation de l’anthropocentrisme et du suprémacisme humain (10) comme un débat marginal voire un non-débat.
Observant que l’espèce est exclue ou, au contraire, pensée à l’exclusion de tout autre chose, nous visons dans ce volume l’analyse des modalités sociales d’articulation des dominations et des émancipations : on entend participer d’une discussion sur les liens entre le spécisme, le sexisme et le racisme, ainsi que d’autres mouvements (validisme, écologie) dans leur reproduction et leur dépassement.
Cette problématisation engage deux pistes de recherche complémentaires. Nous pourrons, d’une part, réfléchir à la fabrication sociale de l’espèce et, d’autre part, nous intéresser à l’articulation des frontières d’espèce, de genre, de race. Les relations que ces régimes de pouvoir nouent les uns avec les autres seront examinées. Nous chercherons à comprendre de quelles manières ils se co-produisent mutuellement. Plus précisément, les processus d’animalisation spéciste des animaux, processus dont procède l’animalisation sexiste et raciale de certains groupes humains, seront analysés.
Soumission des articles
Les auteur.rices intéressé.e.s annonceront leur projet à Émilie Dardenne (emilie.dardenne@univ-rennes2.fr), Kaoutar Harchi (kaoutar.harchi@hesge.ch) et Réjane Sénac (rejane.senac@sciencespo.fr) pour le 15 septembre 2024. Il est attendu un résumé de l’article envisagé, de 800 à 1 200 signes.
Une fois le projet validé, les articles seront expédiés aux mêmes adresses au plus tard le 1er décembre 2024. Ceux qui traverseront avec succès le processus d’évaluation par les pairs seront publiés dans le volume 21, no 2 de la revue Nouvelles Perspectives en Sciences Sociales en novembre 2025.
Consignes aux auteurs-trices
Merci de vous référer au guide de Nouvelles Perspectives en Sciences Sociales (http://npssrevue.ca/guide/).
La revue accepte les articles allant de 6 000 à 15 000 mots environ. Ceci inclut la bibliographie, les résumés, les annexes et les notes de bas de page.
Calendrier
- Juillet 2024 : lancement de l’appel à contributions.
- 15 septembre 2024 : réception d’un résumé entre 800 et 1200 signes.
- 1er décembre 2024 : réception des textes. Relecture par les trois directrices.
- Début janvier 2025 : commentaires des directrices, navettes avec les auteurs-trices.
- 1er mars 2025 : réception des textes revus. Lancement du processus d’évaluation en double aveugle.
- 1er avril 2025 : réception des avis des évaluateurs-trices, navettes avec les auteurs-trices.
- 1er septembre 2025 : envoi des textes finalisés à Nouvelles perspectives en sciences sociales.
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(1) Armelle Le Bras-Chopard, Le zoo des philosophes. De la bestialisation à l’exclusion, Paris, Plon, 2000, p. 27.
(2) Emmanuel Henry, La fabrique des non-problèmes, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.
(3) Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005, p. 126.
(4) Carol J. Adams, La politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végétarienne, Lausanne, L’Âge d’homme, 2010, [1990], p. 80-82.
(5) Achille Mbembé, « La République et l’impensé de la “race” », dans Nicolas Bancel, La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
(6) Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
(7) Émilie Dardenne, Introduction aux études animales, Paris, PUF, 2022 ; Claire Jean Kim, Dangerous Crossings: Race, Species, and Nature in a Multicultural Age, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 ; Nik Taylor et Richard Twine (dir.), The Rise of Critical Animal Studies. From the Margins to the Centre, Londres et New York, Routledge, 2014.
(8) Will Kymlicka, Sue Donaldson, « Animal Rights, Multiculturalism, and the Left », Journal of Social Philosophy, 2014, vol. 45, no 1, p. 11-135 ; Will Kymlicka, « Membership Rights for Animals », Royal Institute of Philosophy, 2022, Supplement 91, p. 213-244.
(9) Will Kymlicka « Human Rights Without Human Supremacism », Canadian Journal of Philosophy, vol. 48, no 6, 2018, p. 763-792.
(10) Will Kymlicka, « Pourquoi les animalistes sont-ils toujours les orphelins de la gauche ? », L’Amorce, 21 juin 2019, en ligne sur https://lamorce.co/pourquoi-les-animalistes-sont-ils-toujours-les-orphelins-de-la-gauche/3
Sur le thème : « La phraséologie : réflexions et nouvelles perspectives »
Sous la direction de
Valérie Gauthier-Fortin
Chaque langue naturelle et vivante possède un lexique qui lui est propre. Ce lexique peut révéler des indices de l’appartenance culturelle du groupe qui l’utilise. Cela s’explique par la relation d’interdépendance entre langue et culture ; la langue est façonnée et influencée par la culture, et la culture se construit et se transmet largement à travers la langue (1). La culture reflète la vision du monde d’un groupe et s’inscrit dans le cadre d’une réalité spécifique à ce groupe.
Grâce à cette indissociabilité entre langue et culture, la langue, plus qu’un simple instrument de communication, rend possible l’expression des spécificités culturelles des locuteurs. Ainsi, la langue agit comme un vecteur d’unités linguistiques qui distinguent un groupe de locuteurs d’un autre et qui, par conséquent, sont parfois méconnues par les locuteurs extérieurs à un groupe. Ces unités linguistiques se manifestent notamment à travers les phraséologismes.
La phraséologie trouve sa légitimité comme objet d’étude en raison de la place centrale qu’elle occupe dans la langue écrite et orale (2). Bien que ce domaine ait connu des avancées importantes au cours des trente dernières années, il demeure un vaste terrain d’exploration. La grande disparité terminologique qui le caractérise en témoigne. Initialement considérés comme des unités marginales (3), les phraséologismes forment désormais un champ d’études immense et en constante expansion (4). Sa terminologie est donc étendue et non unifiée (5), et les frontières entre certains types d’unités phraséologiques sont parfois poreuses, permettant l’émergence de nouvelles unités et la diversité des points de vue.
La phraséologie est aujourd’hui étudiée dans ses nombreux rapports avec d’autres disciplines. Dans cette perspective, les propositions pourront explorer, à titre indicatif et non limitatif, les axes de réflexions qui prennent forme lorsque la phraséologie rencontre les diverses disciplines suivantes :
- lexicologie, terminologie et/ou lexicographie ;
- pragmatique, contexte, analyse du discours et/ou variation(s) ;
- didactique des langues (phraséodidactique), traductologie et/ou langue en contact ;
- cognition ;
- et traitement automatique des langues.
En raison de l’imbrication entre langue et culture, la dyade phraséologie-culture (phraséoculturologie) constitue un thème transversal servant de fil conducteur aux autres thématiques de cet appel. La culture se manifeste de diverses façons dans la phraséologie, notamment à travers les symboles auxquels se rattache une signification particulière au sein d’un groupe donné (6).
Lorsqu’elle est abordée sous l’angle de la lexicologie, de la terminologie et/ou de la lexicographie, la phraséologie fait l’objet d’analyses descriptives et structurelles. On s’intéresse alors au phraséologisme, énoncé polylexical (7) auquel se rattachent des caractéristiques fonctionnelles précises. À titre d’exemple, un phraséologisme peut avoir des nuances de sens ou des valeurs différentes selon la culture. Les travaux relevant de cette catégorie visent, entre autres, à décrire les phraséologismes, à en comprendre les mécanismes de formation et/ou à confectionner des dictionnaires (monolingues, bilingues ou spécialisés) ou de nouveaux outils.
La phraséologie peut également être étudiée sur les plans de la pragmatique, du contexte, de l’analyse du discours et/ou de la (des) variation(s). Les chercheurs explorent alors les usages et les dynamiques contextuelles des phraséologismes. Les études sociolinguistiques dites variationnistes s’inscrivent selon nous dans cette perspective, analysant l’influence de divers facteurs (notamment culturels) sur la phraséologie. Parmi ces facteurs, on trouve le temps, l’espace géographique, la classe sociale, la situation de communication, le canal de transmission de l’information, l’âge et le sexe.
Dans son rapport avec l’enseignement, l’apprentissage et la traduction, la phraséologie constitue souvent un écueil pour les locuteurs, générant de nombreux défis dans la transmission et l’utilisation de ces unités linguistiques. La complexité des phraséologismes, tels que les locutions, est souvent soulignée, en raison de leur dimension culturelle, de leur opacité sémantique, de leurs particularités régionales ou encore de leur polysémie, ce qui rend leur maitrise d’autant plus difficile.
Qui dit enseignement-apprentissage des phraséologismes dit aussi processus mentaux liés à la compréhension de la phraséologie. Cette thématique soulève donc des enjeux liés aux processus mentaux impliqués dans leur compréhension et leur acquisition. Plusieurs facteurs influencent le processus de compréhension des unités phraséologiques ; certains se rapportent à l’unité elle-même (par exemple, son degré de familiarité), tandis que d’autres relèvent des caractéristiques de l’énonciateur (par exemple, son âge) (8).
Quand la phraséologie rencontre la technologie, cela ouvre de nouvelles perspectives, notamment en ce qui a trait au traitement automatique et au repérage des phraséologismes. De telles unités causent parfois des difficultés en raison de leur double interprétation possible, le cas échéant : l’une étant le produit d’une lecture compositionnelle (littérale) et l’autre, d’une lecture non compositionnelle. Ces enjeux soulignent l’importance des avancées en intelligence artificielle et en traitement automatique des langues dans l’étude de la phraséologie.
Ces différentes catégories ne sont ni mutuellement exclusives ni exhaustives. Elles peuvent se recouper, comme en témoignent les études portant sur la création de dictionnaires visant à faciliter l’apprentissage des phraséologismes en français langue seconde, par exemple.
Les phraséologismes ciblés peuvent être autant d’ordre pragmatique (par exemple : un pragmatème comme « à vos souhaits ») que d’ordre sémantique (par exemple : une locution verbale comme « avoir la tête dans les nuages »).
Ce numéro cherche à réfléchir à la phraséologie dans toute sa complexité et à contribuer au champ analytique qui prend forme dans ces diverses intersections, tout en proposant de nouvelles perspectives théoriques, méthodologiques et appliquées.
Soumission des articles
Les personnes intéressées annonceront leur projet à Valérie Gauthier-Fortin (vgauthierfortin@laurentienne.ca) et à Denis Martouzet (denis.martouzet@univ-tours.fr). Les articles seront envoyés aux mêmes adresses. Ceux qui traverseront avec succès le processus d’évaluation par les pairs seront publiés dans le volume 21, no 2 de la revue Nouvelles Perspectives en Sciences Sociales.
Consignes aux autrices et aux auteurs
Les articles proposés devront respecter les normes éditoriales de la revue, disponibles à l’adresse suivante : http://npssrevue.ca/guide/ (rubrique « Guide des auteurs » : voir « Consignes générales » et « Bibliographie et notes »).
Calendrier
- Publication de l’appel à contributions : mai 2025
- Date limite d’envoi des articles : 31 décembre 2025
- Parution du numéro : mai 2026
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(1) Wang Wen-Cheng, Lin Chien-Hung et Chu Ying-Chien, « Cultural Diversity and Information and Communication Impacts on Language Learning », International Education Studies, vol. 4, no 2, 2011, p. 111‑115, https://doi.org/10.5539/ies.v4n2p111.
(2) Béatrice Lamiroy, « Pour une approche diatopique des expressions figées : Étude du cas belge : J’ai un œuf à peler avec vous et J’en parlerai à mon frigo », Lingvisticae Investigationes, vol. 43, no 2, 2020, p. 190‑213, https://doi.org/10.1075/li.00046.lam.
(3) Michael Lewis, The Lexical Approach. The State of ELT and a Way Forward, Hove, Language Teaching Publications, 1993.
(4) Lucia Rosenbaum Franková, « Phrasèmes spécialisés dans les textes économiques », dans Olivier Kraif et Agnès Tutin (dir.), Phraséologie et linguistique appliquée, Cahiers de lexicologie, no 108, 2016, p. 43-57.
(5) Sans prétention d’exhaustivité, la liste suivante illustre la diversité des hyponymes du phrasème, certains étant parfois considérés comme (quasi) synonymes par certains auteurs : pragmatème, sémantème, collocation, cliché, parémie, dicton, proverbe, maxime, adage, expression (toute faite, fixe, contrainte, idiomatique, figée), locution, idiome, lexie complexe, phrase préfabriquée et séquence figée.
(6) Geert Hofstede et Gert Jan Hofstede, Cultures and Organizations. Software of the Mind. Intercultural Cooperation and its Importance for Survival, 2e édition, New York, McGraw-Hill, 2005.
(7) Amélie Hien, Ali Reguigui et Valérie Gauthier, « Altérité dans le français canadien : voyage culturel à travers des unités phraséologiques franco-ontariennes et québécoise », dans Michele De Gioia, Alison Gourvès-Hayward et Cathy Sablé (dir.), Actes du Colloque international GLAT Padova 2016, Université de Padoue, 17-19 mai, Acteurs et formes de médiation pour le dialogue interculturel, Brest, Institut Mines-Télécom, 2017, p. 187-198.
(8) Marija Omazić, « Processing of Idioms and Idiom Modifications: A View from Cognituve Linguistics », dans Sylviane Granger et Fanny Meunier (dir.), Phraseology. An Interdisciplinary Perspective, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 2008, p. 67‑79.